vendredi 11 décembre 2020

John Milton : Le Paradis Perdu, une vision cosmologique

 

John Milton (1608-1674) est non seulement un célèbre poète et pamphlétaire anglais, mais un homme politiquement engagé : ici.

Milton, vers 1629, à 30 ans
alors étudiant à l'Université de Cambridge
où il trouve enseignants et étudiants ennuyeux,
alors que lui parle déjà le latin, l'hébreu, l'italien.

Dans les années 1640, encore inconnu du grand public, Milton devient un acteur de premier plan dans le débat sur la gouvernance de l'Angleterre et la religion.

Il est politiquement engagé du côté républicain, milite pour l'exécution du Roi Charles Ier, et devient secrétaire d'Etat du gouvernement d'Olivier Cromwell (qui meurt en 1658).

Oliver Cromwell
1599-1658

Son célèbre pamphlet, l'Aeropagitica (1644) est un plaidoyer passionné pour la liberté d'expression.


Fervent républicain, il échappe à une condamnation lorsque la Monarchie est restaurée en 1660.

Sa vie personnelle est mouvementée : plusieurs mariages et veuvages, mais surtout sa vue se dégrade rapidement et, dès l'âge de 40 ans, et pour les vingt dernières années de sa vie, il sera complètement aveugle et dictera ses oeuvres à un assistant.


Le poète commence à écrire très jeune et publie de nombreux poèmes majeurs : Ode au matin de la nativité, Allegro, Il Penseroso, Comus, Lycidas, "Sur sa cécité", "Il me sembla que je vis ma Sainte Epouse décédée",...

Mais surtout, à la fin des années 1650, Milton se consacre à l'écriture du Poème en prose, "le Paradis perdu" (Paradise Lost), qui nous intéresse : ici.


A l'origine écrit en dix parties, le texte
fut réorganisé , en 1674, en douze parties
afin de rappeler l'Enéide de Virgile


Publié en 1667, ce poème est composé de dix mille vers non rimés dans un style élaboré, et consacrera Milton comme le plus grand poète anglais.

Sévère et magnifique, cette oeuvre marque l'un des tournants de la civilisation européenne.

Mon exemplaire du
Paradis Perdu

 

Le "Paradis Perdu" est une vision cosmologique allant de la rébellion de Satan à la Chute d'Adam et Eve.

"Personne ne doit s'étonner si les richesses croissent dans l'enfer; ce sol est le plus convenable au précieux poison."





Milton, dans cette oeuvre majeure et magnifique, aborde des thèmes graves : la chute de l'homme, le bien et le mal, et également la relation entre le libre-arbitre et l'autorité.



Ce texte a été traduit en français, de façon mémorable et recherchée, par Chateaubriand, en 1836, lors de son exil en Angleterre; il s'agit de la plus célèbre traduction, mais il en existe d'antérieures.

L'édition actuelle de la
traduction de Chateaubriand


On peut également la consulter ici.




Cette oeuvre sera reprise par les romantiques, Milton donnant l'impression d'avoir fait de Satan le vrai héros de son texte, Satan dont l'image se dégrade au fur et à mesure de ses métamorphoses : chérubin, puis cormoran, puis crapaud, puis serpent...

Baudelaire affirmait :"Il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de beauté virile est Satan - à la manière de Milton".


Milton, dans son obscurité aura trouvé la lumière :

"Ce ne sont pas les lieux, c'est son coeur qu'on habite".

Gravure de 1830

A la fin de sa vie, il écrit "Le Paradis Reconquis", et une tragédie, "Le Combat de Sanson", évocation puissante de la cécité et de l'esclavage.

"L'esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l'enfer, un enfer du ciel."

Ecouter ici l'Emission de France-Culture "Une Vie, une Oeuvre", consacrée à Milton en 1992.



mardi 8 décembre 2020

La Jérusalem Délivrée, du Tasse : un formidable récit épique et un best-seller

 

"La Jérusalem délivrée" (La Gerusalemme liberata) est un formidable poème épique en XX Chants, de longueur variable, écrit en 1581 en italien par Le Tasse (Torquato Tasso) : ici et .

On traduit, aujourd'hui, plutôt cette oeuvre par "La Jérusalem libérée".

Le Tasse
1544-1595




Mon édition de 1883


Ce poème épique retrace un récit largement fictionnel de la Première Croisade, au cours de laquelle les chevaliers chrétiens menés par Godefroy de Bouillon combattent les Sarrasins, avant de lever le siège de Jérusalem, en 1099.

L'oeuvre s'inscrit dans la tradition des romans de chevalerie de la Renaissance.


Le Tasse emprunte des éléments de l'intrigue et des personnages à un autre poème épique : le "Roland Furieux" ( Orlando Furioso) de l'Arioste, paru en 1516 : ici.

L'Arioste
1474-1533

Orlando Furioso
Edition de 1551

Mais revenons au Tasse.

Il eut pour père l'un des meilleurs poètes qu'eût alors l'Italie et qui sut mettre en honneur la poésie italienne, tout comme Dante et Pétrarque qui furent les premiers à avoir écrit en italien et non plus en latin.

On peut supposer que le Tasse a certainement commencé dès le berceau à bégayer les vers de son père ...

Statue du Tasse
à Sorrente

Le récit du Tasse nous entraîne dans une formidable aventure, et ses descriptions ne sont pas aussi élogieuses qu'il pourrait y paraître vis à vis de ses mécènes: ce récit est d'une richesse de thématiques absolument exceptionnelle et d'une grande modernité.

Les atrocités des défenseurs du Christ en terre orientale ne nous sont pas cachées et on découvre, sous le masque de sauvagerie des païens, des hommes en tous points identiques aux croisés : c'est la découverte de l'Autre.

"Dans ce monde fait d'air, d'inconsistance, changer d'avis est bien souvent constance."

Cette tension entre la sphère des passions mondaines et l'aspiration religieuse fut à la fois la gageure poétique du Tasse et le tourment de sa vie personnelle.

Souffrant depuis ses 30 ans de maladie mentale, il mourut, à 51 ans, alors que le Pape allait le couronner "Roi des Poètes".

Le Couvent sant'Onofrio à Rome
où vint mourir le Tasse

Jusqu'au début du XIX°, le Tasse fut l'un des poètes les plus lus en Europe : on peut véritablement parler, à propos de son oeuvre, de best-seller.


Le poème du Tasse a nourri l'imaginaire de générations d'écrivains et d'artistes.

Jean-Jacques Rousseau aimait lire et relire le Tasse.

Auguste Comte parlait au sujet de cette oeuvre, de "littérature épique moderne".

Simone Weil voyait dans "La Jérusalem délivrée" l'une des plus hautes expression de l'espérance chrétienne.

Voyons ce qu'en disait Chateaubriand :

" "La Jérusalem Délivrée"est un modèle parfait de composition.

C'est là qu'on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre : l'art avec lequel le Tasse vous transporte d'une bataille à une scène d'amour, d'une scène d'amour à un conseil, d'une procession à un palais magique, d'un palais magique à un camp, d'un assaut à la grotte d'un solitaire, du tumulte d'une cité assiégé à la cabane d'un pasteur : cet art est admirable!"



La "Jérusalem Délivrée" constitue la trame de nombreuses oeuvres musicales, comme "Le combat de Tancrède et de Clorinde" de Monteverdi, Armide, de Lully ou de Gluck, Rinaldo de Haendel, Armida de Haydn, Rossini ou Dvorjak, Rinaldo de Brahms,...

De très nombreux peintres ont illustré des scènes de cette oeuvre : Tiepolo, Poussin,  Boucher, Van Dyck, Fragonard, Carrache, Delacroix, ...

Tiepolo
Renaud et Armide dans le jardin


Un des traits les plus caractéristiques du poème du Tasse est le tourment émotionnel enduré par ses personnages, partagés entre leurs sentiments et leurs devoirs.

Ils sont déchirés entre leur représentation de l'amour et leurs valeurs comme l'honneur, et tout cela est une source de grande passion lyrique dans le poème.

Voir ici "Une vie, une Oeuvre" sur Le Tasse, émission passionnante de France Culture de 2003.

lundi 7 décembre 2020

Yannis Ritsos, entre idéal communiste et désespoir personnel

 

Yannis Ritsos, né en 1909 à Monemvasia (à l'époque : Royaume de Grèce) en Laconie, à l'extrême sud-est du Péloponnèse, et décédé en 1990 à Athènes, est un poète grec remarquable.

Yannis Ritsos

Monemvasia

Son engagement politique et social, au sein du Parti Communiste de Grèce (KKE) va de pair avec son engagement en littérature et en poésie, dans une symbiose remarquable et absolue.

Sa renommée s'étend au delà de son pays, notamment en France, sous l'impulsion d'Aragon, qui le salue comme "le plus grand poète vivant."

Ritsos et Aragon

"La poésie n'a jamais le dernier mot; le premier, toujours."

En 1934, il publie Tracteur, influencé par le réalisme socialiste de Maïakovski, puis, en 1935, Pyramides.

Ces deux oeuvres témoignent d'un équilibre entre sa foi dans le futur, dans ses idéaux communistes, et son désespoir personnel.



En effet, l'histoire de sa famille marque sa vie et imprègne son oeuvre : ruine économique, mort de la mère et du frère ainé, démence de son père et de sa soeur, attaques de tuberculose.

Yannis est prolétarisé et précarisé.

En 1936, suite aux grèves et aux confrontations avec la police, il publie Epitaphe, un poème populaire, qui suscite l'enthousiasme du public : des générations en connaissent par coeur des strophes.


"L'aube passe sur la plage

mouillant à peine ses pieds nus

Sur la vague dorée."


Yannis Ritsos sera persécuté pour ses idées  durant toute son existence, en particulier suite au coup d'Etat du Général Metaxas en 1936.



Des copies de ses livres sont brulées au pied de l'Acropole ...

En 1940, Ritsos rejoint le Front de Libération Nationale, écrit des poèmes pour les combattants : Vieille Mazurka au rythme de la pluie, Preuve, Notre Compagnon,...



En 1948, il est incarcéré et continue à écrire : Districts du Monde, Journal de Déportation, Temps Pierreux.

Il est libéré en 1949 et accède à une période de calme et à la reconnaissance.

"Chaque mot est un départ, 

Pour une rencontre - annulée souvent -

Et c'est un mot vrai seulement quand

Pour cette rencontre, il insiste."


En 1956, le long poème de La Sonate au Clair de Lune est considérée comme son chef-d'oeuvre.



Ritsos revisite les grands mythes antiques en publiant une série de monologues dramatiques sur les personnages d'Oreste, de Phèdre, d'Hélène, de Philoctète,....

Une nouvelle dictature, celle des colonels ne l'empêche pas d'écrire sur des thèmes essentiels : la vieillesse, la mort, l'amour,...

En 1974, Ritsos acquiert enfin, avec la liberté retrouvée, le statut de "poète national" et il laisse derrière lui une oeuvre considérable : poésie, prose, théâtre, essais.

Buste de Yannis Ritsos à Monemvasia

Les poèmes de Ritsos ont été traduits en plus de quarante langues.

Ecouter ici Aliki Kayaloglou chanter un extrait d'Epitaphe mis en musique par Mikis Theodorakis.

vendredi 13 novembre 2020

Henri Bergson et l'Energie Spirituelle

 

Henri Bergson est un philosophe français né le 18 Octobre 1859 à Paris, où il meurt le 4 Janvier 1941.


Bergson était brillant élève : premier prix au concours général de mathématiques, il entre à l'Ecole Normale Supérieure et à 22 ans obtient la quatrième place à l'agrégation de philosophie, juste après Jean Jaurès (ils étaient de la même promotion).

Il devient professeur à Paris, à Louis-le-Grand, Henry-IV puis à l'Ecole Normale.

En 1889, sa Thèse de Doctorat s'intitule "Essai sur les données immédiates de la conscience". 

En 1896, il publie un ouvrage très remarqué :"Matière et Mémoire", où ses considérations philosophiques s'appuient sur des recherches pointues dans le domaine médical.

Matière et Mémoire,
Essai sur la relation du corps à l'esprit

Il s'intéresse à la théorie de l'évolution, publie en 1907 "L'Evolution Créatrice".

Il est élu à l'Académie Française en 1914.

Sa popularité augmente, ses ouvrages sont traduits à l'étranger, et il reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1927 et la Grand Croix de la Légion d'Honneur en 1930.


Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il renonce à tous ses titres et honneurs en signe de condamnation des lois antisémites du Régime de Vichy.

Tombée un temps en disgrâce, la philosophie d'Henri Bergson fait un retour en force : sa vision mouvante du réel, portée par un style éblouissant, est plus que jamais d'actualité.

Le poète William Blake rappelle qu'il y a deux sortes de philosophies : les citernes et les fontaines ; les premières contiennent et les secondes débordent.

Le bergsonisme est une philosophie-fontaine, un jaillissement d'images et de concepts.


Aujourd'hui le monde semble plus bergsonien que marxien ou sartrien ; Bergson voit le réel en terme de flux et de vibrations et la matière, selon lui, serait faite d'ébranlements liés dans une continuité ininterrompue et sa pensée ne nous renvoie-t- elle pas aux difficultés que la science actuelle, avec ses instruments sophistiqués, éprouve à comprendre la nature ?

Un immense travail éditorial est en cours pour dépoussiérer Bergson, entre autres sous l'impulsion de Frédéric Worms, le Centre International d'Etudes de la Philosophie Contemporaine, la Société des Amis de Bergson,...

Je suis plongé en ce moment dans "L'Energie Spirituelle", petit ouvrage paru en 1919 et qui rassemble sept articles et conférences du philosophe.



Bergson y analyse la conscience, la vie, la vie psychique du rêve, l'intelligence, les limitations de notre cerveau,...

Se souvenir, penser, rêver : Bergson éclaire notre vie intérieure et, à travers elle, les limites du cerveau.

Qu'est-ce que la conscience? Peut-elle se résumer à une activité neuronale ? Quel rapport entretient-elle avec la durée? Nous rend-elle libre? Comment accède-t-on à elle?

Limpide, précis, poétique, le philosophe nous invite à la démarche introspective, qui permet d'accueillir les sensations comme elles viennent, d'être attentif au moment présent, de garder l'esprit ouvert.

"Fermons les yeux, et voyons ce qui va se passer!"nous dit Bergson.


La conscience maintient l'être humain en tension sur le plan moral.

Bergson décrit, à l'inverse, un "confort" de l'inconscience, d'une existence qui met en veille sa conscience pour privilégier une approche matérialiste de la vie :"C'est alors l'existence assurée, tranquille, bourgeoise, mais c'est aussi la torpeur, premier effet de l'immobilité; c'est bientôt l'assoupissement définitif, c'est l'inconscience."


C'est l'existence qui ferme les yeux, fait de petits compromis moraux quotidiens pour ne pas se confronter à la lucidité de la conscience qui, si elle développe la liberté, implique précisément un renoncement au confort.

Henri Bergson: un philosophe pour notre temps !


samedi 5 septembre 2020

Jim Harrison : "Un sacré gueuleton"


 "Un sacré gueuleton" de Jim Harrison : manger, boire, et vivre!

Jim Harrison

Jim Harrison est né en 1937 dans le Michigan, il a écrit plus de trente ouvrages.
Il est mort le 26 mars 2016 dans sa maison de Patagonia, en Arizona.

Voir ici ma dernière note sur Jim Harrison, et également .

Tous les lecteurs de Jim Harrison connaissent son appétit vorace pour la bonne chère, les meilleurs vins et autres plaisirs bien terrestres qui irriguent son oeuvre.

Rassemblés pour la première fois en un seul volume, ces articles publiés au fil de sa carrière ne se contentent pas de célébrer les plaisirs de la table : Big Jim parle de gastronomie avec la même verve que lorsqu'il évoque la littérature, la politique ou l'amour...


Ce livre posthume est un autoportrait en creux du célèbre gourmand vagabond.
C'est à la fois un guide des vins, un recueil philosophique, un livre de voyages et de recettes, et un manuel de survie.

Big Jim est un fou amoureux d'une cuisine belle et roborative... assez peu allégée, il est vrai.



"Quand la vie décide de m'accabler, je sais que je peux faire confiance à un Bandol, à quelques gousses d'ail et à Mozart".

"To cook is to love again."

"Noter un vin ou un livre comme si nous étions des savants est une action frivole."

"Si j'annonce que onze convives et moi-même avons partagé un déjeuner de trente-sept plats qui a sans doute coûté aussi cher qu'un break Volvo neuf, les esprits grincheux auront tôt fait de se mettre à tourner en rond en de petits cercles, horrifiés et accusateurs.
Je leur répondrai qu'aucun de nous douze, disciples de la gourmandise; n'avait envie d'une Volvo neuve.
Nous désirions simplement déjeuner."

Ce livre est un véritable festin littéraire qui comblera tous les appétits !



jeudi 3 septembre 2020

Luis Sepulveda : Le vieux qui lisait des romans d'amour

 

Luis Sepulveda est né au Chili le 4 octobre 1949 et est décédé cette année, à 70 ans, du Covid-19, le 16 avril 2020 en Espagne.

Luis Sepulveda

Son oeuvre est fortement marquée par l'engagement politique et écologique ainsi que par la répression des dictatures des années 1970 : voir ici.

Son oeuvre mêle le goût du voyage et son intérêt pour les peuples premiers.

"Le vieux qui lisait des romans d'amour" est son premier roman, publié en 1992 et traduit en 35 langues.

En France, entre 1992 et 2010, 1 250 000 ex du roman sont vendus.

Voir ici l'analyse détaillée du livre. Mais en voici un court résumé :

"Antonio José Bolivar connaît les profondeurs de la forêt amazonienne et ses habitants, le noble peuple des Shuars. Lorsque les villageois d'El Idilio les accusent à tort du meurtre d'un chasseur blanc, le vieil homme quitte ses romans d'amour - seule échappatoire à la barbarie des hommes - pour chasser le vrai coupable, une panthère majestueuse ..."

Ce petit roman, sous une feinte candeur, nous plonge dans une nature à la fois hostile et refuge, et au delà  d'une innocence rusée, met en évidence la violence des rapports humains, pas si éloignée que cela de celle des bêtes dites sauvages.

Détenu sous Pinochet, puis exilé, Luis Sepulveda a gardé dans son oeuvre l'empreinte indélébile de ses combats et de leurs inévitables désillusions.


Voir ici l'article de JCMEMO!