mardi 31 mars 2020

Bertolt Brecht : Le poème aux jeunes



Bertolt Brecht
1898-1956
Un des derniers textes écrits par Brecht (ici) : "Le Poème aux jeunes"

Je vécus dans les villes au temps des désordres et de la famine
Je vécus parmi les hommes au temps de la révolte
Et je m’insurgeais avec eux 


Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre

Je mangeais en pleine bataille
Je me couchais parmi des assassins
Négligemment je faisais l’amour et je dédaignais la nature


Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre


De mon temps les rues conduisaient aux marécages
La parole me livra aux bourreaux
J’étais bien faible mais je gênais les puissants
Ou du moins je le crus


Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre


Les forces étaient comptées
Le but se trouvait bien loin il était visible pourtant
Mais je ne pouvais pas en approcher


Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre


Vous qui surgirez du torrent où nous nous sommes noyés
Songez quand vous parlez de nos faiblesses
A la sombre époque dont vous êtes sortis
Nous traversions les luttes de classes
Changeant de pays plus souvent que de souliers
Désespérés que la révolte ne mît pas fin à l’injustice


Nous le savons bien
La haine de la misère creuse les rides
La colère de l’injustice rend la voix rauque
Ô nous qui voulions préparer le terrain de l’amitié
Nous ne sûmes pas devenir des amis


Mais vous quand l’heure viendra où l’homme aide l’homme
Pensez à nous avec indulgence



Ecoutez ce texte ici.



vendredi 27 mars 2020

"America" : une revue passionnante!


"America" est une revue lancée par François Busnel, présentateur de l'émission "La Grande Librairie" sur France 5 et Eric Fottorino, directeur de l'hebdomadaire "Le 1".

Cette revue raconte l'Amérique à hauteur d'homme et sans préjugés : sa beauté, mais aussi ses failles et ses fêlures.

François Busnel, le passeur de livres

Chaque trimestre, les plus grands écrivains français et américains y sont invités à devenir les mémorialistes d'une époque hors-normes.

Avant d'être sensibilisé à cette revue, en tant que voyageur et lecteur passionné des USA et de la littérature américaine, j'avais "flashé" pour la série de 8 DVD produite par France 5 et intitulée "Les Carnets de Route de François Busnel" : un voyage unique à travers les Etats-Unis à la rencontre des plus grands écrivains américains.

Les enregistrements de ces DVD ont été diffusés au cours d'émissions de France 5 de 2011 à 2012 : magnifique.


Y sont interviewés, entre autres Paul Auster, Jonathan Franzen, Toni Morrison, Philip Roth, Joyce Carol Oates, Dan O'Brien, Jim Harrison,...

Avec Jim Harrison décédé il y a 4 an en Arizona
le 26 mars 2016
Je voudrais tout particulièrement signaler ici le N°9 de cette revue consacré aux écrivains amérindiens, mais pas que.


Dans ce numéro, un grand entretien avec Bret Easton Ellis, à l'occasion de la parution de son nouveau livre White, où il dénonce la bien-pensance, l'obsession de l'identité, le règne du politiquement correct,  et le retour de l'idéologie dans l'art.

On y trouve aussi un récit inédit du géant des lettres, Philip Roth, décédé le 22 mai 2018.

Et également, entre autres, un texte de Jim Harrison, qui n'a jamais caché sa fascination pour le monde indien :"Seule la Terre est éternelle".

Jim Harrison

Mais surtout, America consacre un grand dossier aux Amérindiens, victimes de l'histoire américaine, mais à la culture formidablement résiliante.

Et si nous appelions les Amérindiens par le nom des Nations qui les ont vu naître : Lakotas, Navajos, Hopis, Ojibwés, Shoshones, Cheyennes, Crees, Arapahos, Cherokees,...?

Des réserves du Wyoming aux quartiers de San Francisco, la revue explore ce monde fantasmé, avec pour guides des auteurs qui n'ont de cesse d'explorer ce que signifie être "Native American", avec, entre autres, Louise Erdrich, auteure amérindienne ojibwé de Minneapolis (ici) et propriétaire de la librairie Birchbark Books (ici).

Louise Erdrich


On y découvre de magnifiques photographies de E. S.Curtis:

Edward S. Curtis, la mémoire photographique
des Indiens
1868-1952


Aujourd'hui, la mémoire de ces peuples, déjà victime de stéréotypes les plus grossiers et abîmée par l'indifférence, menace d'être définitivement ensevelie sous le cynisme.

Car contrairement à ce que véhicule la propagande menée par Donald Trump, les Indiens n'ont pas choisi de vivre dans les réserves ...


vendredi 20 mars 2020

"Le Terrier" de Franz Kafka : le livre du confinement


En ces temps de confinement, il est intéressant de découvrir ou de relire la nouvelle (inachevée) de Franz Kafka intitulée "Le Terrier".

Cette nouvelle a été publiée en français par les Editions Gallimard/NRF en 1948 sous le titre "La Colonie Pénitentiaire et Autres récits". La traduction est d'Alexandre Vialatte.


Les nouvelles y figurant sont : "La Colonie Pénitentiaire", "Un Champion de Jeûne", "Le Terrier" et "La Taupe Géante".

Le Terrier est l'une des dernières oeuvres de Kafka : en 1923, il vit à Berlin et souffre de la tuberculose.

C'est lors d'une période de répit, en décembre, qu'il écrit ce texte.
Il vit alors en compagnie de Dora Diamant.

Mais la toux et la fièvre reprennent et l'empêchent de terminer ce récit.

Il mourra quelques mois plus tard, le 3 juin 1924.

Franz Kafka
1883-1924
Le narrateur (mi-animal, mi-humain) creuse, méticuleusement, pour se protéger, une forteresse souterraine, labyrinthique ...

Il espère que ce terrier lui permettra de vivre en toute quiétude, séparé du monde extérieur.

Le constructeur-narrateur se réjouit de sa vie solitaire, qu'il passe à effectuer de petites réparations, à rêver d'amélioration de son terrier, et à accumuler des provisions.

Pourtant, il vit dans la terreur permanente d'être attaqué par un ennemi qui envahirait son abri...

"J’ai organisé le terrier et il semble que ce soit une réussite. De l’extérieur on ne voit à vrai dire qu’un grand trou, mais en réalité celui-ci ne conduit nulle part, après seulement quelques pas on se cogne contre une paroi de roche naturelle, je ne veux pas me vanter d’avoir conçu intentionnellement cette ruse, c’était plutôt le vestige d’une de ces nombreuses et vaines tentatives de construction, mais finalement il me parut avantageux de ne pas boucher ce trou. 

C’est vrai qu’il y a des ruses qui sont si subtiles qu’elles se tuent elles-mêmes, je le sais mieux que personne et il est certainement bien téméraire d’attirer l’attention sur ce trou et ainsi de signaler la possibilité qu’il y ait ici quelque chose qui vaille la peine qu’on fasse des recherches. 

Mais il me connaît mal, celui qui croit que je suis lâche et que je ne creuse mon terrier que par lâcheté. C’est à quelque mille pas de ce trou que se trouve la véritable entrée du terrier, cachée sous une couche de mousse que l’on peut soulever, elle est aussi sécurisée que peut l’être quelque chose en ce monde, certes, quelqu’un peut marcher sur la mousse ou bien la percer, alors mon terrier est ouvert et qui a envie – à condition, bien entendu, de posséder certaines facultés qui ne sont guère répandues – peut y pénétrer et tout détruire à jamais." ...


Le narrateur entretient une relation ambivalente avec son terrier, qui semble être à la fois un abri et un piège.

Son ami Max Brod, qui a publié ce texte de façon posthume en 1931, rédige une postface :

Max Brod en 1924

"... La solitude a pour dernière conséquence un système de protections que Kafka expose ici avec la puissance inquiétante de l'expérience personnelle et un réalisme total au sein du fantastique ; c'est-à-dire qu'il y emploie son style le plus strictement singulier.

La peur de vivre d'un sans-défense, la nostalgie d'un repos parfait...

Mais l'auteur soulève légèrement le voile du symbole et indique que "Le Terrier" signifie plus pour lui que la sécurité, qu'il symbolise aussi la Patrie, une assiette morale, une base d'existence conquise au prix d'un honnête labeur,...tout ce que "l'arpenteur" du Château cherchait précisément en vain."

Franz Kafka

Mais on peut aussi établir un rapport entre le Terrier, considéré comme le corps même de Kafka, et la maladie pulmonaire mortelle dont il souffre : il parlait d'ailleurs de sa toux comme d'une "bête".

Vers la fin du texte, il est question d'un "chuintement" qui menace le narrateur (la respiration d'un malade atteint de tuberculose).

Le Terrier, c'est la maison du corps, infiltrée de l'extérieur.

Les ramifications du Terrier pourraient être interprétées comme les parties pulmonaires, et l'entrée - crainte par le narrateur -comme la bouche, par laquelle les agents pathogènes pénètrent.

Ecouter ici un extrait du Terrier, lu par Denis Lavant.