mercredi 22 octobre 2014

Julien Gracq, le dernier de nos classiques



Julien Gracq de son vrai nom Louis Poirier, décédé le 23 décembre 2007, l'auteur du magnifique et envoûtant  "Rivage des Syrtes",  était le dernier de nos classiques.








Julien Gracq s’était insurgé dans « La Littérature à l’estomac » (José Corti, 1950) contre les périls qui menacent la littérature face à un public désorienté pour qui le nom d’un auteur peut ne pas avoir d’autre valeur que celle d’une marque commerciale. 




Il avait su, dans ce petit ouvrage toujours disponible, donner des coups de griffes acérés et cependant justes, de plus en plus justifiés : 
   
« Aussi voit-on trop souvent en effet la « sortie » d’un écrivain nouveau nous donner le spectacle pénible d’une rosse efflanquée essayant de soulever lugubrement sa croupe au milieu d’une pétarade théâtrale de fouets de cirque – rien à faire ; un tour de piste suffit, il sent l’écurie comme pas un, il court maintenant à sa mangeoire ; il n’est plus bon qu’à radioter, à fourrer dans un jury littéraire où à son tour il couvera l’an prochain quelque nouveau ‘poulain’ aux jambes molles et aux dents longues »
Gracq, lui, était un amateur et un pratiquant du « beau style ». 
Pierre Michon, autre auteur 'secret', parle à propos de Gracq de "Littérature de l'attente".
   
C’était un homme secret et rétif aux honneurs (Il avait refusé le Goncourt en 1951).

« A Philippe Le Guillou qui l’interrogeait sur ses lecteurs de demain, Gracq évoquait une société secrète qui irait en s’amenuisant. L’attrait pour la belle langue et le style n’est sans doute plus de saison. Mais il restera toujours des ‘happy few’, comme les appréciait son cher Stendhal, pour lire Gracq avec une ferveur intacte » (J.L. Hue, Magazine Littéraire de Juin 2007 : numéro 465 à relire absolument !) 
Il déclarait, peu de temps avant de mourir :
« La perspective de ma disparition ne me scandalise pas : la mort semble partout inséparable de la vie, individuelle ou collective. La mort survient, un jour ou l’autre ; quoique très proche pour moi, sa pensée ne m’obsède pas : c’est la vie qui vaut qu’on s’en occupe. »

Un grand coup de chapeau de ma part et une pensée émue et secrète, qui demeurera au fond de moi...

mardi 21 octobre 2014

André Breton : Une écume de neige vivante...


Secrètement, une des motivations de mon voyage en Gaspésie, à l’extrême Est du Québec, il y a déjà 7 ans, en octobre, était de vivre, en chair et en os, en rocher et en plumages, dans le vent du grand large, le déjà attendu et le cependant totalement  inconnu : le choc visuel du texte écrit en 1944 par André Breton : « Arcane 17 », texte découvert par moi il y a plus de 30 ans…



 » …mais c’était l’île Bonaventure, un des plus grands sanctuaires d’oiseaux de mer qui soient au monde… » 

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Sur l' Île Bonaventure, au large de Percé, les Fous de Bassan vivent par dizaines de milliers…Ils se préparaient certainement lorsque nous les vîmes, à quitter peu de temps après l’île Bonaventure pour le golfe du Mexique, avant de revenir vers leurs nids à la mi-juin de l'année suivante. 

Le temps exceptionnellement clément des jours précédents leur avait fait retarder leur grande migration annuelle. Nous aurions pu accoster sur une île déserte…
Nous en avons fait le tour, avant d’y débarquer, par un petit matin de 11 Octobre, par temps couvert : crachin et brouillard – quelques degrés à peine au dessus de zéro. Nous étions quasiment seuls et transpercés par un vent humide et glacial. Moi tout rempli à la fois d’excitation et d’émotion intérieures à l'idée de revivre les sensations si magistralement décrites par André Breton :
« …notre attention avait été captée par l’aspect, bravant l’imagination, qu’offrait l’abrupte paroi de l’île frangée de marche en marche d’une écume de neige vivante et sans cesse recommencée à capricieux et larges coups de truelle bleue. »                           
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 Tout comme André Breton dans les années quarante, ce spectacle m’a embrasé, comme lui, durant un beau quart d’heure qui justifiait tout ce déplacement, si loin, au travers des océans ; mes pensées comme pour lui, avaient bien voulu se faire toute avoine blanche dans cette batteuse.
« Parfois, une aile toute proche, dix fois plus longue que l’autre, consentait à épeler une lettre, jamais la même, mais j’étais aussitôt repris par le caractère exorbitant de toute l’inscription. »
J’ai été fasciné par ce spectacle absolument fantastique, saisi corps et âme par le pouvoir de l'émerveillementCe site devrait faire partie, sans contredit, des grandes merveilles du monde : autant dire que je ne regrette pas ce voyage qui m’a été imposé par le pouvoir évocateur des mots d’ André Breton, par le pouvoir de la littérature, par la puissance des mots.
« On a pu parler de symphonie à propos de l’ensemble rocheux qui domine Percé, mais c’est une image qui ne prend de force qu’à partir de l’instant où l’on découvre que le repos des oiseaux épouse les anfractuosités de cette muraille à pic, en sorte que le rythme organique se superpose ici de justesse au rythme inorganique comme s’il avait besoin de se consolider sur lui pour s’entretenir.[…]Les différents lits de pierre, d’une ligne souple glissant de l’horizontale à l’oblique à quarante cinq degrés sur la mer sont décrits d’un merveilleux trait de craie en constante ébullition.[…] Il est merveilleux que ce soient les plis mêmes imprimés au terrain par les âges qui servent de tremplin à la vie en ce qu’elle a de plus invitant : l’essor, l’approche frôlante et la dérive luxueuse des oiseaux de mer. »
Il y a le tremblement d’une étoile au dessus de cette vision de vie en effervescence, enracinée sur le rocher le plus improbable : l’essence même de la pensée poétique…

lundi 20 octobre 2014

Malcolm Lowry au dessous du volcan



Je viens de visionner le beau film de John Huston tiré du roman de Malcolm Lowry, avec Albert Finney et Jacqueline Bisset, dans le rôle des deux protagonistes et je retrouve une note écrite il y a quelques années, lorsque j'ai découvert ce livre magnifique:

"Cela faisait longtemps que j’avais envie de me plonger dans « Au dessous du volcan » de Malcolm Lowry (publié en français pour la première fois en 1950), à la fois attiré de façon instinctive tout en hésitant devant la réputation sulfureuse d’un roman – et d’un auteur – baignant page après page et jour après jour dans l’alcool. 

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Cet été, je l’ai lu avec passion, ne pouvant me détacher de la lecture de ce chef-d’œuvre : une œuvre prodigieuse.

« On n’épuise pas cet ouvrage bouleversant. Il faut le lire et le relire afin d’en mieux pénétrer la signification et d’en mieux savourer les beautés » (Maurice Nadeau)

...J’ai l’impression que je fais partie désormais, moi aussi, de l’étrange confrérie des amis d’ »Au dessous du volcan »...
Il m’a fallu vivre, tout au long de cette longue lecture  - 637 pages -, tête à tête avec un monstre inconnu possédant sur moi tous les pouvoirs, me rendre à sa merci…

Sous ce récit, dont l’intrigue se réduit à peu de choses, courent sans cesse, à des niveaux divers d’autres récits : des lectures successives qui nous font descendre toujours plus profondément dans le gouffre.

Son héros, le Consul, doit assumer son humanité jusque dans l’abjection et la transgresser par une lucidité que n’appartient qu’à Dieu, ou au diable. 
L’Enfer de Dante n’est pas loin : …mi retrovai in una selva oscura

Mais il doit aussi assumer une histoire d’amour qui vous prend aux tripes…

« Ne te reste-t-il donc plus de tendresse ou d’amour pour moi ? » 
demanda soudain Yvonne, presque piteusement, en se tournant vers lui, et il pensa : 
« Si, je t’aime, il me reste pour toi tout l’amour du monde, mais cet amour me paraît si loin de moi, et si étrange aussi, je pourrais prétendre l’entendre, un bruit sourd et un sanglot, mais loin, très loin, un son triste, perdu, et qu’il s’approche ou s’éloigne, je ne saurais le dire. » 
« Ne peux tu donc penser à rien, si ce n’est au nombre de verres que tu vas boire ? »…(p. 341 de l'édition Folio)

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Ne vivons nous pas tous, d'une façon ou d'une autre "au dessous du volcan" ? "

samedi 18 octobre 2014

Un marcheur nommé Friedrich Nietzsche

Le philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900) déclare dans Ecce Homo (Comment on devient ce que l'on est) :


"Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n'ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps - à aucune idée où les muscles n'aient été aussi de la fête. Tout préjugé vient des entrailles. Etre 'cul-de-plomb', je le répète, c'est le vrai péché contre l'esprit."
Et dans Le Gai Savoir :

"Nous ne sommes pas de ceux qui n'arrivent à penser qu'au milieu de livres, sous l'impulsion des livres. Nous avons pour habitude de penser au grand air, en marchant, en sautant, en escaladant, en dansant, de préférence sur des montagnes solitaires. "
A partir de l'été 1879, et durant dix ans, Nietzsche deviendra ce marcheur que la légende retiendra : il travaille, réfléchit en marchant. En Haute Engadine, à Sils-Maria, mais aussi sur les hauteurs de Nice. Il marche seul, jusqu'à huit heures par jour.
"A cette époque, je pouvais, sans trace de fatigue, marcher sept ou huit heures en montagne. Je dormais bien, je riais beaucoup ; j'étais plein de vigueur et d'une patience à toute épreuve. "
Nietzsche cherche en montagne une distance à l'égard de ses contemporains, mais également y affine et y développe son souci de l'homme : la solitude des hauteurs, et la marche, qui est la vie même de cette solitude qui pense, font accéder le philosophe aux pensées les plus abyssales.
Nietzsche, philosophe parce que marcheur.

vendredi 17 octobre 2014

Louise Labé : je vis, je meurs : je me brule et me noye





Louise Labé  (1524-1566), surnommée "La Belle Cordière" (Elle était l'épouse d'un riche marchand de cordes qui possédait plusieurs maisons à Lyon) a appartenu au groupe de poètes dits de "l'Ecole lyonnaise". Sa riche culture est celle de la Renaissance italienne.
Elle fut influencée par Ovide, Pétrarque, Erasme. Son oeuvre, assez mince en volume, comprend en particulier 24 sonnets où s'expriment les tourments féminins de la passion. Ci dessous le magnifique Sonnet VIII.
Je vis, je meurs : je me brule et me noye.
J'ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ay grans ennuis entremeslez de joye :
Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure :
Mon bien s'en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.
Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.
Puis quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Ci-dessous, dans l'édition de 1556 :



jeudi 16 octobre 2014

Fernando Pessoa ou le pourquoi de la crise



Fernando Pessoa (1888-1935) , écrivain et poète portugais prolifique et protéiforme a écrit sous différents hétéronymes, entre autres :  Alberto Caeiro, qui incarne la nature et la sagesse païenne; Ricardo Reis, l'épicurisme à la manière d'Horace; Alvaro de Campos, le « modernisme » et la désillusion; Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante s'il n'était l'auteur du Livre de l'intranquillité,...

Le Livre de l'intranquillité (Paru chez Christian Bourgois), justement est un gros ouvrage de plus de 500 pages que je trouve absolument magnifique et que je déguste par petites gorgées. Cette note datée du 17 janvier 1932 me semble parfaitement d'actualité! J'y vois le pourquoi "essentiel" de notre crise actuelle :
"Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c'est l'absence de sensibilité. La qualité principale, dans la conduite de la vie, est celle qui mène à l'action, c'est-à-dire la volonté. Or, il est deux choses qui entravent l'action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n'est elle-même rien d'autre, en fin de compte, qu'une pensée douée de sensibilité.Toute action, par nature, est la projection de notre personnalité sur le monde extérieur, et comme celui-ci est constitué, pour sa plus grande partie, d'êtres humains, il s'ensuit que cette projection de notre personnalité revient, pour l'essentiel, à nous mettre en travers du chemin de quelqu'un d'autre, à gêner, blesser, et écraser les autres, par notre façon d'agir.
Pour agir, il faut donc que nous ne puissions pas nous représenter aisément la personnalité des autres, leurs joies ou leurs souffrances. Si l'on sympathise, on s'arrête net. L'homme d'action considère le monde extérieur comme formé exclusivement de matière inerte - soit inerte en elle-même, comme une pierre sur laquelle il passe, ou qu'il écarte de son chemin ; soit inerte comme un être humain qui, n'ayant pas su lui résister, peut être un homme tout aussi bien qu'une pierre, car il le traite de la même façon : il l'écarte du pied, ou il lui passe dessus."
Quant à son propre justement sur lui même :


" Je ne suis rien.
Ne serai jamais rien.
Ne puis vouloir qu'être rien.
A part ça, je possède en moi tous les songes du monde. " (Alvaro de Campos, exergue à "Le bureau de tabac", 15 janvier 1928)

mercredi 15 octobre 2014

Dino Buzzati : le temps passait, toujours plus rapide...



Dino Buzzati (1906, Vénétie-1972, Milan) était journaliste, peintre et écrivain. Son oeuvre la plus célèbre est le magnifique roman intitulé "Le Désert des Tartares", traduit en français en 1949. Son talent provient du fait qu'à partir des thèmes et des détails de la vie quotidienne, il sait en développer les aspects insolites, mystérieux ou inquiétants.



Il a été influencé par Kafka, Sartre, Camus, Jünger ("Sur les falaises de marbre").  Le Désert des Tartares évoque de façon  poignante la fuite vaine du temps, l'attente et l'échec, dans le cadre d'une garnison postée dans un vieux fort isolé à la frontière où le lieutenant Drogo attend la gloire dont le privera la vieillesse et la maladie.
La fuite du temps, la voila, justement, magistralement décrite (Ed. Robert Laffont, Pocket, p 222), telle qu'elle concerne, non seulement le lieutenant Drogo, mais chacun de nous :
"Cependant, le temps passait, toujours plus rapide; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s'arrêter, même un seul instant, même pas pour jeter un coup d'oeil en arrière. 'Arrête! Arrête!' voudrai-on crier, mais on se rend compte que c'est inutile. Tout s'enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s'agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d'un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s'arrête jamais.
De jour en jour, Drogo sentait augmenter cette mystérieuse désagrégation, et en vain cherchait-il à s'y opposer. Dans la vie uniforme du fort, les points de repère lui faisaient défaut et les heures lui échappaient avant qu'il eût réussi à les compter.
Il y avait aussi cet espoir secret pour lequel Drogo gaspillait la meilleure part de sa vie. Pour alimenter cet espoir, il sacrifiait à la légère des mois et des mois, et il n'y en avait jamais assez. L'hiver, l'interminable hiver du fort, ne fut qu'une sorte d'acompte. L'hiver fini, Drogo attendait encore.
[...] Peu à peu, sa confiance diminuait. Il est difficile de croire à quelque chose quand on est seul et que l'on ne peut en parler avec personne. Juste à cette époque, Drogo s'aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l'un de l'autre, malgré l'affection qu'ils peuvent se porter ; il s'aperçut que, si quelqu'un souffre, sa douleur lui appartient en propre, nul ne peut l'en décharger si légèrement que ce soit ; il s'aperçut que si quelqu'un souffre, autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c'est cela qui fait la solitude de la vie.


Sa confiance commençait à se lasser et son impatience croissait, et, tout le temps, il entendait l'horloge qui sonnait des coups de plus en plus rapprochés."