mercredi 5 novembre 2014

René Char : "je veux parler d'un ami..."



Pour faire suite à une note précédente, où j’évoquais Albert Camus, je voudrais souligner l'amitié unique qui s’est établie entre l’écrivain Albert Camus et le poète René Char, par le lien de la poésie, par le lien de la résistance, par le lien de la lumière.

Camus considère Char comme la figure accomplie du résistant, de l’ »homme révolté »…mais il n’y a de vraie révolte que celle qui implique les mots. L’artiste, dit Camus,  doit pouvoir « émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes ». 
« De fait, l’amitié qui se tisse entre Camus et Char est faite d’un partage d’expériences : même amour de la lumière, même amour des femmes, même exigence de liberté, alors que, le nazisme vaincu, s’esquisse la guerre froide entre l’Est et l’Ouest. » (Michel Faucheux dans  Le Magazine Littéraire  N°453)
Et Char rend hommage à Camus d’une façon qui me touche profondément, dans «Recherche de la base et du sommet » (Poésie/Gallimard): 

 "Depuis plus de dix ans que je suis lié avec Camus, bien souvent à son sujet, la grande phrase de Nietzsche réapparaît dans ma mémoire : « J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne. J’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels. » Voilà la raison de la force d’Albert Camus, intacte, reconstituée à mesure, et de sa faiblesse, continuellement agressée.[…] De l’œuvre de Camus, je crois pouvoir dire : » Ici, sur les champs malheureux, une charrue fervente ouvre la terre, malgré les défenses, et malgré la peur. » Qu’on me passe ce coup d’aile ; je veux parler d’un ami !"

mardi 4 novembre 2014

J'ai lu "Le Liseur" de Bernhard Schlink



J'ai lu l'an passé, totalement par hasard, "Le Liseur", publié il y a 19 ans, en 1995, l’ayant récupéré avec d’autres livres provenant de la bibliothèque familiale. 
Comme pour  d’autres livres que j’ai en ma possession et non encore lus, j’attendais le moment propice. 


J’avais saisi le temps, la disponibilité et le silence propice à la lecture : un voyage. 
Je me suis décidé par intuition pour ce livre de Bernhard Schlink, sans en rien savoir, sinon le fait que ma mère l’avait apprécié. 
J’ai aussi dans ma bibliothèque « Le Retour » de Bernhard Schlink.
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Je ne savais pas, bien entendu, qu’un film, «  The Reader », avait été réalisé d’après cet ouvrage.

J’ai donc  lu « Le Liseur ». Un roman facile à lire, mais du grand art, trés bien mené.

D’abord un titre, qui déjà m’a intrigué : « Le Liseur », terme qui n’est pas très usité en français et non pas « le Lecteur » ? En allemand « Der Vorleser » signifie « celui qui lit à haute voix, qui donne lecture », ou » le conférencier » ; en français on aurait pu dire aussi « Le Lecteur », mais il y avait déjà « La Lectrice », passons !
Ceci dit, ce livre m’a réellement passionné et je ne pouvais plus m’en détacher.

L’histoire en est maintenant connue, de par le film, que je n’ai pas du tout envie d’aller voir, craignant fort la déformation hollywoodienne de l’ouvrage. Malgré les Oscars. Et de plus toute adaptation fait perdre la qualité littéraire de l’ouvrage.
     
A quinze ans Michaël fait par hasard la connaissance d’une femme de 35 ans Mme Schmitz (Hanna) dont il devient l’amant. L’un de leurs rites consiste à ce qu’il lui fasse la lecture à haute voix. Un jour, elle disparaît. Plus tard, dans le cadre de ses études de droit, Michaël assiste au procès de cinq criminelles et reconnaît Hanna parmi elles….Pendant son internement il lui envoie non des lettres, mais des enregistrements audio de l’Odyssée, de Schnitzler, de Tchekhov…Il la revoit encore, bien plus tard, au terme de ses années de détention…Le secret d’Hanna, son analphabétisme, court et sous-tend cette dramatique histoire.
J’ai trouvé passionnante et bien menée la façon dont Bernhard Schlink entrecroise dans ce roman plusieurs thèmes forts. Le fait qu’il soit l’auteur de plusieurs romans policiers à succès n’y est pas étranger. Il sait tenir ses lecteurs en haleine. Il aborde la responsabilité et la culpabilité, le poids du passé, la responsabilité personnelle envers les crimes du nazisme comme envers la protection d'un secret, la liberté individuelle, celle de conserver un secret même au prix d'une condamnation à la prison. Le secret, le mensonge jouent un rôle très important, tout comme la honte. Il nous met, de façon subtile et symbolique aussi face à nos choix, notre éveil de conscience et nos responsabilités. Michaël c’est aussi toute une génération face au questionnement de la Shoah. 
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 « Nous ne devons pas nous imaginer comprendre ce qui est inconcevable ; nous n’avons pas le droit de comparer ce qui échappe à toute comparaison ; nous n’avons pas le droit de questionner, car celui qui le fait, même s’il ne met pas les atrocités en doute, en fait néanmoins un objet de communication, au lieu de les prendre comme une chose devant laquelle on ne peut que s’imposer le silence de l’horreur, de la honte et de la culpabilité.[…] 
Mais enfin, l’on condamnait et châtiait quelques rares individus, tandis que nous, la génération suivante, nous nous renfermions dans le silence de l’horreur, de la honte et de la culpabilité : et voilà, c’était tout ? »

lundi 3 novembre 2014

Rainer Maria Rilke : "Est-il possible?..."



Rainer Maria Rilke (1875-1926), écrivain de langue allemande, est surtout connu comme poète. Mais il écrivit aussi des nouvelles, des pièces de théatre et un "roman" : "Les Cahiers de Malte Laurids Brigge". 



Le jeune poète danois, Malte Laurids Brigge, qui arpente les rues de Paris à la recherche de la réalité, c'est Rilke, qui mit six années (1904-1910) à venir à bout de ce récit extraordinaire de deux cents pages, qui tient à la fois de l'essai, du roman et du cahier intime.
Rainer Maria Rilke écrit, dans "Les Cahiers de Malte Laurids Brigge":
"C'est ridicule. Je suis assis dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt huit ans, et qui ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant ce néant se met à penser et, à son cinquième étage, par cette grise après midi parisienne, pense ceci :
Est-il possible, pense-t-il, qu'on n'ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant?
Est-il possible qu'on ait eu des millénaires pour oberver, réflechir et écrire, et qu'on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme?
Oui, c'est possible.
Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l'Univers, l'on soit resté à la surface de la vie? Est-il possible qu'on ait même recouvert cette surface - qui, après tout, eût encore été quelque chose, - qu'on l'ait recouverte d'une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d'été?
Oui, c'est possible.
Est-il possible que toute l'histoire de l'Univers ait été mal comprise? Est-il possible que l'image du passé soit fausse, parce qu'on a toujours parlé de ses foules comme si l'on ne racontait jamais que des réunions d'hommes, au lieu de parler de celui autour de qui ils s'assemblaient, parcequ'il était étranger et mourant?

Oui, c'est possible..."


Guillaume Apollinaire : "mon amour dans l'horreur mystérieuse métallique..."


Le 2 Janvier 1915, il y aura bientôt 100 ans, Guillaume Apollinaire (1880-1918, voir ici) prend le train en gare de Nice après une permission de quarante-huit heures. 



Dans son compartiment, il rencontre une jeune femme, Madeleine Pagès, qui doit embarquer à Marseille. Les deux voyageurs se plaisent, parlent de poésie, échangent leurs adresses. Au cours des mois qui vont suivre, Guillaume Apollinaire envoie du front de Champagne à Mlle Pagès des lettres d’une liberté et d’une sensualité inouïes. 



Unissant la dignité et la souffrance du combattant à la sensualité lyrique de l’amoureux, les lettres d’Apollinaire défendent sans cesse, dans l’enfer des tranchées, la poésie, la beauté et la vie.
...
Le 2 décembre 1915 au soir.
« Mon amour dans l’horreur mystérieuse métallique muette mais non silencieuse à cause des bruits épouvantables des engins qui sifflent geignent éclatent formidablement notre amour est la seule étoile, un ange parfumé qui flotte plus haut que la fumée noire ou jaune des bombes qui explosent.
 Il sourit au fond des sapes où il fait l’écoute anxieuse, il veille aux créneaux repérés que la balle ennemie traverse à intervalles réguliers, il plane sur le mystère ineffable des premières lignes dont l’horreur blanche fait rêver d’un paysage lunaire.
Effrayante monotonie d’une vie où l’eau, même l’eau non potable est absente.
   
Ecris moi de l’amour, sois-moi ma panthère pour me remettre dans la vie de notre cher amour.
Songe à quel point dans la vie de tranchées on est privé de tout ce qui vous retient à l’univers, on n’est qu’une poitrine qui s’offre à l’ennemi. Comme un rempart de chair vivante.

Je sens vivement maintenant toute l’horreur de cette guerre secrète sans stratégie mais dont les stratagèmes sont épouvantables et atroces.
Mon amour je pense à ton corps exquis, divinement toisonné et je prends mille fois ta bouche et ta langue. »

                     

dimanche 2 novembre 2014

Stig Dagerman : notre besoin de consolation est impossible à rassasier



Je retrouve dans ma bibliothèque un  petit livre (21 pages), tout petit, si petit qu’il en disparaissait, coincé entre deux gros volumes...


« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » de Stig Dagerman, publié en 1955 à Stockholm par Norstedts et en  1981 par Actes Sud
  
A l’époque où le must éditorial est aux pavés de plusieurs centaines de pages, ce livre, cette petite chose merveilleuse est d’un poids écrasant : celui de notre condition humaine.
Qui ne peut être touché par les mots, les tripes de Stig Dagerman ?
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« En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire. Souvent, je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me dépêche de m’emparer de ma victime.
Qu’ai-je alors entre mes bras ?
  
Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. 
Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. 
Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. 
Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. 
Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur. »

Puis :

« L’idée me vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image réfléchie de mon désespoir. »
Et puis encore :
« …car à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites. »

« Personne, aucune puissance, aucun être humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler. Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut alors exister ? »

Précipitez vous toutes affaires cessantes sur ce petit livre, sur ce trés court texte, sur ce bijou d'humanité!
 Car…« Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre. »

Connaissez vous Gabrielle Roy ?


Bien entendu, je ne m’adresse pas ici à nos amis canadiens et surtout québécois, pour qui cette question n’a vraiment aucun sens ! 
Heureux êtes vous tous, qui, du Manitoba à Montréal et Québec avez pu découvrir Gabrielle Roy (1909-1983) depuis bien des années !
Et pas seulement parce qu’une citation d’elle figure en bonne place sur le billet de 20$ canadiens :
  
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"Nous connaitrions-nous seulement un peu nous mêmes, sans les arts ?"

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Cette citation est tirée du roman « La Montagne secrète » de Gabrielle Roy
Elle nous rappelle que les arts et la culture définissent qui nous sommes, ainsi que les croyances, les valeurs et les coutumes que nous avons en commun.

J'ai découvert, il y a déjà quelques années, avec un rare et grand bonheur, son premier roman, «Bonheur d’occasion », paru en 1945. 



C’était suite à un voyage au Québec.
Ce roman, qui  dessine un portrait réaliste et émouvant de la vie des habitants  d’un quartier ouvrier de Montréal a d’ailleurs eu un impact important sur la perception de la condition urbaine et ouvrière au Québec au moment de la guerre et il aurait inspiré les changements sociaux et politiques ultérieurs. Pas rien!
   
Ce n’est pas pour dire, mais il faut savoir que Gabrielle Roy est considérée comme l’une des plus importantes écrivaines francophones de l’histoire canadienne !
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 « La Montagne  secrète », donc, paru en 1961(Ed Boréal Compact, 180p), m’a enchanté et complètement transporté, dans un tout autre registre. 
  
Gabrielle Roy s’est inspirée de la vie du peintre René Richard, un ami et voisin de Charlevoix
Elle y relate la vie aventureuse d’un artiste, Pierre Cadorai, son errance au travers des paysages époustouflants de beauté et de dureté du Grand Nord canadien à la recherche de sa voie (et de sa voix) intérieure, cherchant sans cesse à étancher sa soif de beauté, de plénitude et de création (par le dessin).
   
C’est une fable merveilleuse que cette histoire qui décrit comme je ne l’ai jamais vu, la condition de vie de tout artiste, mais aussi notre recherche à nous tous, à chacun d’entre nous.
  
« En silence, Pierre considérait à la lumière d’un impérieux désir intérieur sa gauche esquisse. A presque trente ans d’âge déjà, il en était venu un jour à comprendre que ses efforts devaient tendre à cerner et exprimer les choses les plus simples : l’eau, le feu, les flammes, le ciel. Et ces choses n’étaient pas simples. Ou peut-être alors la simple vérité était-elle la plus difficile à démontrer. » (p. 61) 
  
En tout cas, tout ce qui est dit dans ce petit livre merveilleux me touche au plus haut point.
Encore :
  
« Quand il eut fait une dizaine d’esquisses, il lui en resta une dont il ne fut pas mécontent. Du moins pendant quelques jours. Et assez pour, en cours de route, s’arrêter, ouvrir son coffret à tableaux, en sortir l’esquisse et, en la regardant, sentir quelque chose en lui enfin s’apaiser, lui faire confiance, presque le chérir. » (p.65)
   
Allez y en confiance les yeux fermés ! Ou plutôt grands ouverts…sur votre vie intérieure.

samedi 1 novembre 2014

Assia Djebar, une langue pour dire NON



L'Algérienne Assia Djebar est la première personnalité maghrébine à être élue à l' Académie Française, en 2005. 
Son œuvre romanesque défend les droits des femmes dans le monde musulman.

De son vrai nom Fatima Zohra Imalayen, Assia Djebar est née à Cherchell, à une centaine de km d'Alger.
Dans son discours de réception sous la Coupole en 2005, elle a vigoureusement rappelé les maux de la colonisation, et aussi rendu hommage à son père, instituteur dans un village de montagne, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman, ainsi qu'aux femmes de sa lignée maternelle et à leur art de la parole.
Car c'est bien de parole, et de langue, qu'il s'agit, avec Assia Djebar : 
J'écris en français, langue de l'ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.
[...]Je crois en outre que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb - je veux dire la langue berbère , cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m'est toujours présente et que, pourtant, je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis 'non' : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d'écrivain".
Langue de l'irréductibilité!  
Dire 'non' quand le pouvoir trop lourd d'un Etat, d'une religion ou d'une oppression fait tout pour l'effacer, dire 'non' peut paraître un 'non' d'entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, de mode, un 'non' gratuit, voire d'orgueil...
"Cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce 'non' de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n'ait réussi à le justifier, eh bien, c'est cette permanence du 'non' intérieur que j'entends en moi, dans une forme et un son berbères et qui m'apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire."

Assia Djebar a l'art de pratiquer une écriture "contre" : le "contre" de l'opposition, de la révolte, quelquefois muette,...mais aussi "tout contre" : une écriture du rapprochement, de l'écoute, du besoin d'être auprès de...
Voilà donc une femme-relais , "Un écrivain-frontière entre l'Orient et l'Occident", comme le titrait un article du Monde paru dans l'édition du 18 Juin 2005 !
Reconnaitre le talent d'Assia Djebar c'est certes une manière d'oeuvrer pour la réconciliation avec l'Algérie, mais à mon sens, c'est surtout un signe fort adressé aux femmes musulmanes.